Rester dans cette maison vide fou le cafard à Zhi au point qu'elle ne parvient plus à se concentrer sur son livre. Elle n'est pas habituée aux bruits d'ici. De son salon, elle n'entend que le bruit des feuilles dans les arbres, des craquements du bois et des voix lointaines. Si lointaines. Elle ressent ce besoin irrésistible de voir d'autres personnes, leur parler, qu'ils lui répondent. Elle n'aime pas se sentir devenir invisible or c'est ce qui est en train de lui arriver. La femme attrape un épais pull de laine qu'elle enfile par-dessus sa robe et se dirige vers la maison sans trop savoir quoi y faire. En dehors des heures de repas, la femme tourne comme un loup en cage, ignorant comment se rendre utile. Aux champs, elle risque d'être un boulet plus qu'une aide. Il en va de même avec les travaux de construction. Il y a bien la crèche, mais elle n'ose pas encore s'en approcher : que diraient les parents s'apercevant que l'étrangère s'occupe de leur progéniture ? Zoey raisonne encore comme une Américaine, individualiste et méfiante, et projette cela sur les personnes qui l'entourent. Son auto-marginalisation est peut-être un obstacle plus important que la barrière de la langue. Dans la maison, elle passe de pièce en pièce, cherchant quelqu'un qui pourrait avoir besoin de bras supplémentaires. Tous les adeptes présents vaquent à leur occupation, mais aucun ne semble en difficulté. Elle termine dans le salon, les bras ballants et l'air dépité, à se demander quand elle parviendra à se faire une place. Car c'est ce qu'elle veut le plus en ce moment : s'intégrer et couler des jours heureux à Hafnor, voir fonder une famille.

La salutation arrive comme une délivrance. Zhi se retourne, reconnaissant cette voix, une de premières qu'elle a entendu à son arrivée au sein du culte. Bonjour.* Elle n'ajoute rien, n'étant pas certaine de comment elle est sensée s'adresser à Einar. Oui. Se contente-t-elle de répondre à sa première question. Un simple mot prononcé en réflexe, tant elle est habituée à être seule. Je veux bien un thé, merci.* Tente-t-elle dans un Islandais hésitant. Même lorsqu'elle connaît les mots, ses doutes l'empêchent de les dire distinctement. Elle se force cependant à glisser quelques phrases dans cette langue afin de progresser. L'invitation à parler devrait être une bonne nouvelle pour elle, mais elle sent que l'homme ne compte pas parler de l'arrivée du printemps ou de la dernière récolte. Alors parlons. Son aplomb est de retour. Si elle admire et craint légèrement cet homme, elle sait également que baisser les yeux n'est pas une façon d'attirer le respect. Zhi lui rend son sourire, plus poli que véritablement amical. Elle s'avance jusqu'à la cuisine pour sortir deux tasses qu'elle dépose sur la table, avant de revenir sur ses pas. Ai-je fait quelque chose de mal ? Sa voix ne contient aucune peur, sûrement parce qu'elle sait que ce n'est pas le cas. Elle n'en fait peut être pas assez, mais tout ce qu'elle entreprend, elle le fait avec concentration et précautions, après avoir observé d'autres adeptes remplir la même tâche. Elle ne veut être un fardeau pour personne au sein de cette communauté. Du sucre, du lait ? Pour votre thé. Les placards ouverts, la femme attend sa réponse avant d'attraper quoi que ce soit. En bonne chinoise, elle boit son thé nature, mais elle sait que les Européens ont une tendance à rajouter d'autres ingrédients. Une hérésie qu'elle a appris à tolérer avec le temps.

"Ne t'inquiète pas." Zhi ne répond rien à ça, pas même un "je ne m'inquiétais pas" qui serait sûrement pris comme un aveu du contraire. Elle continue de préparer le thé pour montrer à Einar qui elle est véritablement : une femme volontaire qui sait ce qu'elle fait. Elle lui demande ce qu'il veut dans son thé et il gagne une place dans son estime en répondant qu'il n'ajoute rien à sa boisson. Une qualité bien trop rare chez les Européens, si vous voulez son avis. Elle referme les placards et prend place sur la table de la cuisine. Lui reste debout, ce qui fait naître chez la femme un sentiment d'infériorité. Il est déjà si grand, mais alors dans ces conditions, elle se sent comme une enfant. Malgré tout, elle ne bouge pas et garde ses mains posées sur les cuisses.

Le sourire d'Einar n'a rien de véritablement joyeux, ou peut-être que le malaise qu'il provoque est juste dû à son caractère inhabituel. Zoey se doute que cette invitation n'est pas purement amicale. La question qu'il lui pose ne fait que prouver qu'elle avait raison d'être méfiante. Il semble parfois à Zhi que le ton qu'il emploie est paternaliste. Est-ce juste avec elle ou se permet-il cela auprès de tout le monde ? Elle répond tout de même au tac-au-tac, pour ne laisser aucun doute sur son sentiment. Bien. Elle sait que l'homme ne se contentera pas de ça, alors elle développe, tout en attrapant elle la tasse qu'il lui présente. Merci.* J'apprécie la... lenteur ? de la vie d'ici. Pas d'urgence, pas de notification, pas de stimuli en permanence. Son regard se perd un instant sur la forêt, visible par la fenêtre. Elle se sent à protégée de l'extérieur, grâce à elle, mais rien ne peut se mettre entre elle et ses propres démons, malheureusement. Ses doigts se pressent un peu plus contre la hanse de la tasse. J'en profite pour réfléchir sur ce dont j'ai envie, quel tournant faire prendre à ma vie. Elle hoche légèrement le visage pour donner de la profondeur à ses paroles. Une vérité adoucie, pour ne pas avouer son incapacité à tisser des relations au sein de la communauté. Elle marque ensuite une pause durant laquelle elle vient souffler sur son thé fumant. Elle se force à se taire quelques secondes pour ne pas paraître sur la défensive face à cet homme qui a pourtant bien plus de pouvoir qu'elle. Son mari semble l'écouter et le respecter. Nul doute qu'il serait attentif si Einar venait lui faire part d'un mauvais comportement de la part de sa nouvelle épouse. Tous les nouveaux arrivants ont le droit à un interrogatoire autour d'une tasse de thé ou c'est un privilège qui m'est réservé ? Finit-elle par demander, sans qu'il n'y ait d'animosité dans sa voix. Elle n'est pas vexée et ne se sent pas attaquée par cette question. Elle sait qu'elle n'est pas la plus intégrée à la communauté, notamment à cause de la barrière de la langue. Elle n'a simplement pas l'habitude de devoir rendre des comptes à qui que ce soit et espère montrer qu'elle n'est pas une enfant qu'on peut effrayer en la prenant entre quatre yeux. Elle monte la tasse jusqu'à ses lèvres pour boire une gorgée du liquide encore chaud.

Zhi a passé sa vie d'adulte dans un monde où elle connaissait chaque règle officieuse, chaque coutume, chaque façon de faire. Elle avait confiance en elle, savait ce qu'elle avait à faire, comment le faire et a qui s'adresser. Elle et son mari de l'époque oubliaient parfois qu'ils ne dominaient pas le monde, en dehors de leur entreprise. Ils étaient les chefs de ce qu'ils avaient bâti, et c'était déjà énorme. Elle pouvait se permettre des écarts de conduite que d'autres nommaient alors des excentricités, et qu'ils regardaient avec admiration, tant l'envie de pouvoir être aussi à l'aise dans cet environnement de requins les faisait vibrer. Zoey pouvait marcher tête haute sans se poser de question, contrairement à maintenant. Si sa confiance en elle ne s'est pas totalement effondrée, elle feint généralement l'indifférence pour ne pas admettre qu'elle n'a aucune idée de comment se comporter dans cette communauté. Quelle est sa place ? Et quel genre de femmes de quarante ans se pose encore cette question ?

Einar la regarde, écoute attentivement ses réponses, mais elle ne se laisse pas démonter. Elle est persuadée qu'il n'est pas si différent des hommes qu'elle fréquentait en Amérique. Ces types plein aux as qui se sentent responsable de tout le monde. Il est juste plus attentif. Plus calme. Plus profond peut-être ? Moins américain, sans aucun doute. Il répond à ce qu'elle vient de dire, sur le tournant qu'elle souhaite donner à sa vie et elle réalise qu'elle vient de parler comme si elle n'était que de passage sur ces terrains. À la façon de ses accros à la technologie qui passaient leurs Burn-out dans des retraites spirituelles avant de reprendre leurs mauvaises habitudes. Un cycle qui semble impossible à rompre, quand on est dans le monde extérieur. Elle détourne le regard un instant, réfléchissant s'il vaut mieux corriger ses paroles ou ne pas risquer de s'enfoncer. Elle préfère finalement la première option.

La tasse est toujours logée dans ses mains. Elle souffle un peu dessus, ose poser cette question qui la démange et bois une gorgée pour s'obliger à rester silencieuse le temps qu'il réponde. Ca, c'est le genre de petit tour que son ancienne vie lui a enseignée. Les quelques mots qu'il lui offre en guise de réponse en disent longs. Il y a bien un souci avec elle spécifiquement. Ca ne l'étonne guère, mais ça la déçoit tout de même. Parce qu'elle n'a pas l'habitude de ne pas être l'élève modèle. Un soupire discret franchi ses lèvres. Je vois. Encore une gorgée.Elle se force à ne pas baisser le regard trop longtemps pour ne pas donner l'impression qu'elle a honte. Elle refuse de se comporter comme une enfant qu'on sermonne, elle refuse ! Un adepte passant par là ne verrait que deux adultes peu démonstratifs en train de prendre le thé. Mais le silence, le regard, les manières guindées de la femme, tout cela alourdisse l'air au point que personne n'oserait poser un pied dans cette salle pour les interrompre.

La dernière question de l'homme la pique au vif et Zhi, dans une fraction de seconde d'inattention, pince ses lèvres en signe de désapprobation. Elle est vexée qu'il l'accuse d'un manque de volonté. Elle pose sa tasse, croise les bras et s'approche de la fenêtre. Combien d'Enfants d'Eldar ont grandit en ville ? Combien ont déjà quitté le pays ? La question peut paraître hors-sujette, mais Zoey sait exactement où elle veut en venir et elle ne doute pas qu'Einar est assez fin pour comprendre son raisonnement. Elle s'appuie contre le rebord, observe les quelques silhouettes qu'elle peut distinguer depuis ce poste d'observation. Et vous, avez-vous déjà habité en ville ? Ulrich m'a dit que vous aviez grandi dans la communauté. Son regard brun se tourne vers l'homme le temps de poser cette simple question. J'ai beaucoup à apprendre — je pense que vous le savez mieux que moi — et Rome ne s’est pas faite en un jour. Je pars de plus loin que certains Ce mot siffle presque entre ses dents mais c'est le seul mot où on peut entendre l'amertume de la femme. Si vous avez des conseils, un poste à me donner ou des griefs à formuler, je suis toute ouïe. Dépasse-t-elle les bornes, malgré son ton calme ? Ça ne l'étonnerait pas, mais elle ne peut pas être certaine. Elle ne sait pas exactement où sont posées les limites ici. Elle observe juste le comportement des autres, tente de l'imiter.