Mon histoire

C'était un matin à l'image de tous les autres, un matin passé à pester contre ton fils qui touchait à peine son bol de céréales en marmonnant d'une voix encore ensommeillée que finalement il aurait préféré celles de l'autre paquet. C'était un matin comme les autres à céder à ses caprices pour gagner du temps, un matin comme les autres à courir après le temps, si tu avais su à ce moment là qu'il s'agissait de tes derniers instants de calme avant la tempête, si tu avais su à ce moment là que le temps après lequel tu courais était en train de te rattraper, tu te serais peut-être arrêté un moment, tu aurais peut-être évité de claquer le bol contre l'évier, tu aurais peut-être contenu le soupir agacé qui avait filé entre tes lèvres et accepté l'idée d'avoir cinq minutes de retard sur ton si précieux programme, si seulement tu avais su que ces cinq minutes étaient les dernières de la vie si parfaite bien que chaotique que tu avais réussi à te créer.

Comme bien souvent et pour tout le monde ce fut un coup de téléphone, une sonnerie ce qu'il y a de plus banale, qui a tout fait basculer, un numéro inconnu, probablement un énième démarcheur téléphonique que tu t'apprêtais même à envoyer balader et puis à l'autre bout du fil finalement une voix ou plutôt une langue qui appartenait à un passé que tu t'étais efforcé d'oublier.

C'était comme dans un film, comme si tu voyais de l'extérieur la scène qui se jouait au ralenti, comme si tu étais le témoin voyeuriste et silencieux de ta propre vie, si on te le demandait tu pourrais décrire avec précision l'expression de ton visage alors qu'on t'annonçait la disparition de ta mère, comme volatilisée c'était ce qu'ils avaient dit mais tu ne sais pas ce que tu as répondu, tu es incapable de savoir ce que tu as dit à l'inconnu, tu sais juste que tu as continué ta matinée comme un automate après avoir raccroché et que c'est seulement plusieurs heures après, pendant ta pause déjeuner que ce sentiment très précis t'a frappé, celui qui d'un coup te fait réaliser que tu es en train de vivre un de ces instants où tu dois faire un choix qui déterminera le reste de ta vie.

Tu n'as jamais été un homme de foi, pas plus qu'un homme de sciences, bien plus un homme né désabusé et cynique mais, biberonné à la science fiction comme tant d'autres gamins de ta génération, plus vraiment capable de savoir ce qui pourrait être vrai dans tout ce fatras d'idées, tu as toujours cru que chaque choix important faisait naître une autre réalité et qu'il n'appartient qu'à toi de décider.
La première fois que tu as ressenti ça, tu avais tout juste dix-huit ans, tu venais de souffler tes bougies et c'était justement en les soufflant que ça t'avait frappé.

Tu étais perdu à cette époque là, détruit aussi, tu l'avais toujours été d'aussi loin que remontent tes premiers souvenirs, tu avais toujours eu l'impression de ne pas appartenir à cette ville, de ne pas avoir ta place parmi ces gens, c'était peut-être une simple illusion créée par ton cerveau paranoïaque d'enfant mais tu avais grandi de manière à ce qu'elle devienne vraie, impossible de savoir s'ils t'avaient détesté avant ou si tu avais tout fait pour qu'ils te détestent ensuite mais les regards de travers s'ils étaient fictifs étaient devenus bien réels chaque fois que tu les croisais. C'était probablement de ta faute, tu avais tous les défauts du monde et toutes les caractéristiques du jeune délinquant qui finirait derrière les barreaux ou mort dans un caniveau, tu avais fait du mal aux autres autant qu'ils avaient pu t'en faire, partir ou rester, c'était le choix à faire. Face à la flamme tremblotante des bougies tu avais entrevu la possibilité de refaire ce geste une fois encore, laisser cette ville ou toi-même te détruire une année supplémentaire et dans la seconde suivante tu l'avais refusée, tu avais décidé de fuir, sans rien dire, sans laisser ne serait-ce qu'un mot pour les rares personnes qui avaient pu t'aimer.

Tu es parti de Hafnor dans la soirée du 2 juillet 2011 sans te retourner et dans l'avion quelques jours après tu t'es fait la promesse de ne plus jamais évoquer ce passé.
Tu as vécu la plus belle des vies après ça, parti de rien tu as tout eu, tu es devenu tatoueur, tu as fini par être reconnu aux États-Unis, tu l'as rencontré lui, tu t'es marié, tu l'as aimé, vous avez même réussi à avoir un fils avant de divorcer et jusque là tu étais persuadé que le passé ne pourrait jamais te rattraper.
Pourtant c'est ce qu'il a fait.

Tu étais là, comme un con, seul à table face à toi-même, ton sandwich suspendu à mi-chemin de ta bouche et comme huit années auparavant tu as subitement vu derrière le voile, tu as entrevu une vie où tu continuerais simplement comme si rien ne s'était passé et tu as compris que tu ne serais plus jamais capable de te regarder dans le miroir si tu le faisais, que si tu pouvais accepter d'être celui qui avait abandonné sa mère tu ne pouvais pas devenir celui qui n'avait pas essayé de lui venir en aide quand elle en avait eu besoin, tu étais beaucoup de choses, lâche probablement, égoïste très certainement mais tu n'étais pas un monstre pour autant alors à nouveau tu as décidé.

Huit ans après tu t'es retrouvé dans un avion, retour à la case départ, retour là où tout a commencé, sauf que tu n'étais plus seul. Ton ex étant ce qu'il était, un très bon amant mais un très mauvais père, tu avais dû prendre l'enfant avec toi, ce petit être qui te regardait de ses grands yeux tellement semblable aux tiens, attendant des réponses de ta part qui ne venaient pas. Tu lui avais juste dit que vous alliez devoir partir quelques temps parce que sa grand mère avait eu un problème, même lorsqu'il te demandait pourquoi tu n'avais jamais parlé d'elle avant, pourquoi tu n'avais jamais dit que tu venais d'un autre pays, tu n'avais pas été capable d'autre chose que de le serrer contre toi de toutes tes forces en lui disant que tu étais désolé, désolé pour les mensonges, désolé pour les non dits mais surtout désolé d'avoir à l'emmener ici, à le confronter à tout ce dont tu avais toujours essayé de le protéger. En ne lui transmettant pas ton nom, en lui donnant un prénom typiquement américain, en brisant chaque tradition, tu avais toujours été persuadé que ce serait suffisant mais visiblement le destin avait décidé de voir les choses différemment.